Colloque international "Le poème visuel dans les Amériques, XXe-XXIe siècles"

Après que Stéphane Mallarmé eut fait de la page « une catégorie poétique » et du poème lui-même une « organisation spécifique du silence » (Dessons 2001), Guillaume Apollinaire, dans L’Esprit nouveau et les Poètes (1917), avait rêvé d’une « synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature » (cité in Bertrand 2002), d’un renouvellement idéal du langage en partie incarné dans l’idéogramme lyrique. La poésie visuelle, que l’on peut définir comme « de la poésie destinée à être vue » (“poetry meant to be seen”, Bohn 1986, 2), ne répond-elle pas à cette invitation ? Fondée sur la « porosité des genres et des matériaux linguistiques et visuels » (Lavergne, Mathios et Rodrigues 2021, 192), elle a pour ambition de dissoudre les dichotomies — espace et temps, écriture et image, noir et blanc, sensibilité et abstraction, je et non-je, scripteur et lecteur (Blanco 2016, 30) — pour mieux nous faire « entre[r] dans l’ouvert, […] images, textes, textes-images » (Gisela Dischner, cité in Chol 2021, 33).

Comme toute poésie expérimentale, la poésie visuelle fait appel à un processus cognitif qui lui est propre (Chol 2021, 34). Dans la mesure où « le texte se donne nécessairement dans un déroulement,  l’image en une vision globale », le texte obéissant avant tout « à une chronosyntaxe, l’image à une toposyntaxe », le récepteur de la poésie visuelle doit conjuguer « l’impression première globale » (evidentia) et « une observation analytique » (perspicuitas) (Viala 2002). Depuis l’orée du XXe siècle jusqu’à nos jours, les poètes se sont fait théoriciens, de façon à proposer « différents protocoles pour la poésie visuelle et expérimentale. Cette poésie exige en effet une théorisation permanente [d’]autant que son approche immédiate semble aisée » (Lavergne, Mathios et Rodrigues 2021, 199).

Notre colloque se propose d’aborder cette production singulière sur un temps relativement long, depuis l’impulsion décisive de Stéphane Mallarmé (Un coup de dés, 1897), Filippo Tommaso Marinetti (“Les Mots en liberté”, Manifeste futuriste, 1912) et Guillaume Apollinaire (Calligrammes, 1918) jusqu’à aujourd’hui, avec une attention particulière pour les Amériques, qui se sont emparées de ces révolutions venues d’Europe comme d’autant d’opportunités de créer une esthétique propre au continent. En adoptant une focale transnationale, on examinera les pratiques qui informent les circulations et les mutations transcontinentales, transatlantiques (voire globales) du poème visuel américain (au sens large du terme) en tâchant de retracer les dynamiques dialogiques et les mouvements culturels composites, hétéroclites voire contradictoires.

Dans l’héritage hybride de l’imagisme d’Ezra Pound (« A Few Don’ts by an Imagiste », 1913) et William Carlos Williams (Spring and All, 1923), des expérimentations typographiques de e. e. cummings (Tulips and Chimneys, 1923) ou de Mina Loy (Lunar Baedeker, 1923), des poétiques de Vicente Huidobro (Horizon carré, 1917), José Juan Tablada (Li-Po y otros poemas, 1920) et César Moro (Raphaël, 1936-37), de la mystique spatialiste d’Octavio Paz (Blanco, 1966), de la poésie aléatoire de Jackson Mac Low (22 Light Poems, 1968), de la concrétion des signes (Haroldo de Campos, Galáxias, 1984), ou encore de la poésie visuelle reliant archive et typographie chez Rachel Blau DuPlessis (Graphic Novella, 2015), Susan Howe ou M. NourbeSe Philip (The Nonconformist’s Memorial: Poems, 1992 et Zong !, 2008), le poème visuel américain traverse le long XXe siècle en questionnant les possibilités picturales du langage poétique.

À travers les poèmes-objets, le ready-made et autres artefacts poétiques, les créations intermédiales continuent à se déployer aujourd’hui dans des expressions et inspirations foisonnantes — minimalistes, de performance, conceptualistes, etc. — qui remettent en scène des objets et processus complexes à la croisée des arts. Seront examinés tant les calligrammes proprement dits, dans lesquels le texte est disposé de façon à figurer « typographiquement et iconiquement un ou plusieurs objets et les idées qu’il évoque », que les « dispositions calligrammatiques abstraites et non-figuratives, par l’espace et la disposition du vers […] et de la lettre » (Bertrand 2002). Trois périodes requerront plus particulièrement notre attention : le surgissement des avant-gardes autour des années 1920, les néo-avant-gardes des années 1960-1970, enfin la période actuelle, depuis le début du XXIe siècle.

Les jeux formels de la poésie visuelle ne sont pas gratuits. En « dissolvant les barrières traditionnelles », le poème visuel tisse un réseau de relations métalinguistiques, tour à tour interplastiques et intertextuelles, « gomme les séparations entre le texte et le monde » (Bohn 1986, 8) ; d’où son acuité politique, avec les armes de l’humour. Dans les années 1970, « l’expérimentation du langage pouvant aller jusqu’à sa négation est d’abord un moyen de parvenir à une contestation forte qui est aussi celle du langage du pouvoir et du pouvoir de l’argent » (Chol 2021, 32). Enfin, la poésie visuelle peut aussi avoir des implications métaphysiques, selon la formule de Marina Tsvetaïeva, en assignant à la poésie la fonction d’« asservir le visible pour servir l’invisible » (cité in Blanco 2016, 128).

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